Sophie Calle
L’ART ET LA VIE
"Bonjour. Je voudrais préciser que je préfère
les questions d’ordre personnel, indiscrètes même, aux questions
techniques. Donc je commence."
Sophie Calle, Conférence donnée
le 15 novembre 1999 à l’Université de Keio (Tokyo)
"M’as-tu vue"
Sans point d’interrogation, le titre de l’exposition entraîne
le visiteur. Curieux, séduit, il devient détective, comme dans
les filatures, en quête de Sophie Calle. Mais a-t-elle vraiment disparu ?
Sophie: l’objet (m’) accordée au participe (vue) cerne le
visiteur (tu)…
L’artiste joue, se met en jeu, s’affiche, "m’as-tu vue",
elle s’exhibe.
"Héritière (lointaine) des attitudes artistiques
théorisées par Allan Kaprow à la fin des années
1950, l’artiste s’est emparée de l’idée selon
laquelle "la ligne de partage entre l’art et la vie doit être conservée
aussi fluide, et peut être indécelable, que possible". "
Artpress hors série avril 2002, in Fictions
d’artistes "Sophie Calle, alias Sophie Calle", Le "je"
d'un Narcisse éclaté, de Cécile Camart, page 31.
Sans chercher l’impudeur, l’élève, lui aussi, est tenu de s’affirmer. A partir de la 3e, en arts plastiques comme dans d’autres disciplines, l’enseignant favorisera son implication dans un projet personnel, une démarche singulière.
"Comment je suis devenue artiste"
Les
Dormeurs, 1979.
Vue d’installation (détail)
Collection JMS, Paris
Après avoir voyagé sept ans à travers le monde, Sophie
Calle revient à Paris. Perdue, sans désir professionnel, sans
capacité précise, sans amis, elle décide de suivre des
gens dans la rue: une manière de retrouver Paris à travers les
trajets des autres.
Bientôt, elle se prend au jeu, photographie, note ses déplacements,
choisit un homme au hasard et décide de le suivre à Paris puis
à Venise: une manière de s’occuper.
Plus tard, la remarque d’une amie sur la tiédeur des draps, lorsqu’elle
se couche auprès d’elle, l’interroge. Elle décide alors
d’inviter des gens pris au hasard à venir dormir quelques heures
dans son lit.
"Je voulais que mon lit soit occupé vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
comme ces usines où on ne met jamais la clé sous la porte. J’ai
donc demandé aux gens de se succéder toutes les huit heures pendant
huit jours. Je prenais une photographie toutes les heures. Je regardais dormir
mes invités. […]. Une des personnes que j’avais invitées
à dormir dans mon lit et que j’avais rencontrée dans la rue,
était la femme d’un critique d’art. Quand elle est rentrée
chez elle, elle a raconté à son mari qu’elle était
venue dormir huit heures dans mon lit et il a voulu voir de quoi il s’agissait.
Et c’est comme ça que je suis devenue artiste."
Conférence donnée le 15 novembre 1999 à
l’Université de Keio (Tokyo)
Le statut d’œuvre désormais accordé aux deux projets, Suite vénitienne (1980) et Les Dormeurs (1979), un nouveau mode de présentation, sous forme de photographies et de textes, est envisagé. Par sa seule intention, Sophie Calle opère le passage: la distraction devient démarche artistique et les documents, œuvres.
Ce changement pose la question du statut d’une production étudiée en cours d’arts plastiques dès le collège.
Le choix
Si la vie nourrit son œuvre, l’artiste choisit les événements,
rencontres, souvenirs qu’elle expose. Selon un concept, des règles
établies, Sophie Calle contrôle l’intimité qu’elle
livre, même si parfois le hasard intervient.
"A condition d’appréhender l’ensemble du processus créatif,
depuis l’expérience vécue jusque sa mise en forme narrative,
cet art est avant tout celui de la "performance", que l’on identifiera
de préférence comme un art de la "situation". En effet, les interventions
de Sophie Calle relèveraient davantage de l’approche de Guy Debord
(chef de file de l’Internationale Situationniste), lorsqu’il suggérait
la "construction concrète d’ambiances momentanées de la vie,
et leur transformation en une qualité supérieure de la vie". "
Cécile Camart, page 32, déjà cité
Sophie Calle choisit ses révélations pour donner
à sa vie plus d’intensité, y soigner les blessures. L’art,
pour elle, a une fonction thérapeutique. Le film No sex last
night (1992) et l’installation Douleur exquise (1984-2003) sont
fondés sur des amours déçus.
"Il est plus facile de faire un projet quand on souffre que quand on est
heureux. Disons qu’en ce moment je vis une histoire d’amour heureuse
avec un homme, et que je n’ai jamais parlé de lui, ni utilisé
notre vie. […]. Je ne sais pas ce que je préfère, être
heureuse avec un homme ou faire une bonne exposition."
Conférence donnée le 15 novembre 1999 à
l’Université de Keio (Tokyo).
Unfinished,
2003 (détail).
Cash machine, images extraites de vidéos de surveillance.
Photographies n/b, 30 x 40 cm (chacune)
En 1998, une banque américaine invite Sophie Calle
à réaliser un projet in situ.
Les distributeurs automatiques de l’établissement, munis de caméras
vidéo, filment, à leur insu, les clients en train d’effectuer
des opérations. En se procurant certains enregistrements, elle se lance
dans un projet de création.
"J’étais séduite par la beauté des images, mais
il me semblait qu’en utilisant des documents trouvés, sans apport
"vécu" de ma part, je ne collais pas à mon propre style.
Il fallait trouver une idée pour accompagner ces visages. Quinze ans
plus tard, j’ai décidé de retracer l’histoire de cette
recherche, dessiner l’anatomie d’un échec, me libérer,
enfin, de ces images. Abdiquer devant leur présence."
Propos de Sophie Calle. Beaux Arts magazine n° 234:
"Sophie Calle", novembre 2003
L’installation Unfinished (2003) explique la difficulté
à œuvrer, à se renouveler, à choisir son style,
son sujet autour d’un matériau qu’elle tente en vain
de s’approprier.
Le choix chez Sophie Calle oppose aussi quelques notions:
art/réalité, fiction/réel,
privé/public, montrer/cacher.
"Enseigner, c’est choisir": choisir un contenu,
un mode de transmission. Mais l’enseignant ne devrait-il pas également
favoriser le choix de l’élève afin d’encourager
ses capacités d’initiative, de responsabilité, d’autonomie ?
Une attention est portée à cette problématique dans
les textes du système éducatif public français, parus en
janvier 1998.
Enfin, l’exercice du choix de l’élève ne l’amène-t-il
pas à se choisir ?
RE - PRESENTATION
De la narration
Sophie Calle n’est pas théoricienne et laisse
aux critiques le soin d’interpréter son travail, mais un récit
accompagne toujours son œuvre. Plus que le titre ou la légende,
il s’agit d’un compte rendu simple, facilement compréhensible,
faisant partie intégrante de l’œuvre. Rapport, constat, l’écriture
sobre, précise, au vocabulaire accessible, cherche à relater les
faits de manière objective, sans analyse, ni argumentation.
La "faiseuse d’histoires", selon l’expression d’Hervé
Guibert, admire Georges Pérec et se définit comme "artiste
narrative". Appliquée, elle travaille son style direct,
épuré mais ne se considère pas comme écrivain.
"La dimension narrative de ses installations, mêlant photographies,
textes et objets, trouve aussi sa filiation historique dans la première
moitié de la décennie 70, où de jeunes artistes comme Christian
Boltanski (Récit-Souvenir, avril 1971), Didier Bay (Mon quartier
vu de ma fenêtre, 1969-1973), Jean Le Gac (Anecdotes,
1974), proposaient "un art des gens, des choses et des situations, qui embrasse
un vaste éventail de vie quotidienne réelle ou imaginaire". "
Cécile Camart, page 32, déjà cité
Son travail pourrait aussi se rapprocher de la recherche qu’est le nouveau
roman, de ce roman à la recherche de lui-même. Une des caractéristiques
communes serait la dispersion, l’errance, le développement des récits
dans l’espace et le temps, puzzle à recomposer par le lecteur attentif
afin de recréer l’unité, la cohérence de cet
imposant "work in progress".
L’éclatement identitaire de l’artiste: auteur, sujet, objet,
personne réelle ou figure linguistique, favorise cette fragmentation
et amène le regardeur actif à participer à l’accomplissement
de l’histoire, à suivre la biographie à mesure qu’elle
s’écrit, depuis plus de vingt ans.
"Le romancier n’est plus celui qui raconte une histoire, il en présente
seulement quelques bribes; au lecteur de tenter de la reconstituer."
Michel Raimond: Le Roman depuis la révolution,
"5. Le nouveau roman" p.246, Armand Collin, Paris, 1998
L’omniprésence du texte donne à l’image comme à l’objet une valeur secondaire: preuves, illustrations, indices ou métaphores ?, ils ne pourraient exister seuls et ne sont révélés que par le langage qui les fait naître. Sophie Calle avoue qu’elle aurait pu simplement écrire mais que la photographie l’aide à rentrer dans l’histoire, en donnant à son écriture plus d’intensité. Photographier force à s’approcher du sujet ce qui attise les émotions, réaction que doit aussi provoquer la présence d’objets personnels.
Sophie Calle en re-présentations
Autoportrait
Après avoir suivi cet homme à Venise, Sophie Calle éprouve
l’envie d’être elle-même suivie. Elle demande à
sa mère d’engager un détective privé.
"Selon mes instructions, dans le courant du mois d’avril 1981, ma
mère s’est rendue à l’agence Duluc détectives
privés. Elle a demandé qu’on me prenne en filature et a réclamé
un compte rendu écrit de mon emploi du temps ainsi qu’une série
de photographies à titre de preuves."
Sophie Calle, A suivre…, Livre IV, Actes Sud,
France, 1998
La
Filature, 1981 (détail)
Diptyque composé de textes et de photographies n/b, 162 x 110 cm (chacun)
La Filature, commandée en 1981 par le Centre Pompidou pour une
exposition consacrée à l’autoportrait, est constituée
de mises en scène vécues sur un mode autobiographique.
Récit à double-voix: l’enquête du détective
sur une journée de l’artiste suivie de photographies floues est
accompagnée de la description de sa journée par Sophie Calle et
de photographies du détective prises à son insu par un ami de
Sophie C.
"Je suis entrée dans la vie de M. X détective". Sophie
Calle apprécie ses regards, "l’attention qu’il lui porte
est telle qu’aucun homme ou femme qui l’a aimée ne lui a jamais
donnée...", écrit-elle.
Objet et voyeur du regardeur, Sophie Calle dresse, grâce à lui,
son autoportrait d’un jour.
L’expérience se renouvelle en 2001 lorsque l’artiste réalise
Vingt ans après selon l’initiative de son galeriste Emmanuel
Perrotin.
Un genre dans un genre: l’autoportrait pose la question du miroir,
des points de vue, de la ressemblance; il interroge les rapports
à l’espace, au temps. Sophie Calle est suivie une
journée à Paris; comme elle aime la peinture de Titien intitulée
L’homme au gant, elle reste au Louvre une heure devant le tableau,
forçant le détective à en parler dans son rapport. Sophie
Calle souhaite une personne interposée pour se portraiturer; le regard
de l’autre la révèlerait-elle ? Position et relation
complexes: objet et sujet menant l’enquête, personnage
et auteur, modèle et créatrice... Sophie
Calle brouille les pistes, la confusion des rôles intrigue, l’enquête
est une énigme.
Aussi, images et textes ne résultent pas de "professionnels":
le détective, Sophie Calle, son ami ne sont ni photographes, ni écrivains.
Le projet et sa réalisation finale, encadrée au mur avec
sobriété, ont néanmoins le statut d’œuvre
d’art.
Comparons trois artistes utilisant leur image dans leur propre travail photographique:
Sophie Calle invente des postures romanesques contemporaines, Cindy Sherman,
qu’elle admire, se met en scène dans les postures de certains mythes
(le cinéma, la féminité, l’enfance…), enfin,
Nan Goldin se découvre dans son milieu, ses relations intimes, partage
sa culture lesbienne, gay ou travestie.
En littérature, Dominique Viart, professeur à l’Université
de Lille III, pose le problème identitaire de l’écrivain
dans l’autoportrait: "Forme de l’écriture de soi, l’autoportrait
est l’une des voies d’accès à la complexité du
"je". Mais tout texte littéraire n’est-il pas, au fond, un portrait
de son auteur ?".
Puis, il ajoute: "Ecrire "je suis", c’est commencer à se dire
autre que soi, à dire l’autre que l’on porte en soi. […]
l’individu ne constitue son identité que par le truchement de médiations.
"Il y a de l’autre en moi" continuent d’affirmer les écrivains
à la suite de la formule radicale de Rimbaud "Je est un autre". "
TDC n° 853, L’autoportrait, avril 2003
"Autobiographies"
Autobiographie La Robe de mariée, 1988. Vue d’installation
Reconstitution d’une chambre avec objets liés aux Autobiographies
Fondation Ledig Rowohlt, Château de Lavigny, Vaud, 1996
A travers textes et photographies, Sophie Calle se raconte, mais les objets
sont aussi supports à ses récits.
Dans La Chambre à coucher (2003) sont rassemblés les emblèmes
de ses "autobiographies" développées depuis 1988: la
chaussure rouge, le peignoir, la robe de mariée… Objets de collection,
mémoires, symboles, fétiches ? Ils cristallisent tous un
souvenir précis que recueille Des Histoires vraies (1988-2000):
A 11 ans, Sophie et Amélie, sa meilleure amie, volent dans les grands
magasins. Après quelques années, se sentant traquées par
la police, elles réalisent, à la hâte, leur dernière
prise: une paire de "chaussures rouges" trop grandes. Amélie
garda le pied droit, Sophie le gauche...
"Le peignoir" est celui que portait son premier amant lorsqu’il
lui ouvrit la porte, elle avait 18 ans…
Un 8 novembre, âgée de 30 ans, Sophie Calle part rejoindre un homme
qu’elle admire depuis toujours. Dans sa valise, une "robe de mariée"
en soie blanche qu’elle met pour leur première nuit ensemble…
L’objet, comme l’image ou le texte, contribue à l’élaboration
d’une "mythologie individuelle, où l’autobiographie
se teinte de "fiction de soi". "
"Depuis le geste radical de Marcel Duchamp en 1913 qui désignait
comme objets d’art des objets manufacturés — "les ready-made"
—, le monde des objets familiers apparaît comme un creuset infini
où les artistes puisent leur vocabulaire plastique en toute liberté."
TDC n° 767, L’art et l’objet au XXe siècle,
janvier 1999
De la "madeleine" de Proust à la "poubelle"
d’Arman, quelle est la valeur, l’utilité, la
fonction, le statut d’un matériau, d’un
objet ?
Dans l’exposition, l’installation reconstitue une chambre de jeune
fille que le visiteur aperçoit à travers une longue fenêtre
découpée. Là, sont dispersés des objets portant
chacun un numéro, il suffit de se référer au récit
de l’histoire correspondante pour entrer dans l’univers ludique et
romanesque de Sophie Calle
L’omniprésence du lit, autre thème autobiographique, confirme
la plongée dans l’intime. Au centre de La Chambre à coucher
(2003), du défilé des Dormeurs (1979), de sa liaison avec
Greg Shephard dans No sex last night (1992), le lit est aussi "personnage"
principal lors du Voyage en Californie (2000-2003) et lieu de la rupture
dans Douleur exquise (1984-2003), lorsque Sophie Calle apprend, dans
sa chambre d’hôtel de New Delhi, que son amour la quitte.
"Nous assistons dans toute sa recherche à l’apologie du quiproquo:
un espace de jeu, un territoire indéfini, un entre-deux entre l’art
et la vie, entre la fiction et le documentaire. Sophie Calle instaure une distance
critique entre l’expérience du récit et le récit de
l’expérience qui lui permet de toujours raconter, en fait, la même
histoire: celle de l’écart entre son œuvre et la réalité."
Une histoire de circonstances,
catalogue d’expositions des galeries le Lieu (Lorient), le Triangle (Rennes),
l’Imagerie (Lannion), 1998-1999
Actions, installations, notes, photographies, objets constituent autant de
traces, marques, signatures, empreintes cherchant
à dévoiler l’artiste, son vécu, sa personnalité.
Mais ces signes ne comblent-ils pas surtout un vide ?
Re-présenter le vide
La peur du vide hante l’œuvre de Sophie Calle, afin de combler
le manque, pourquoi ne pas le re-présenter ? Jeux de regards: voir
sans être vu, voir ce qui n’est pas vu, ce qui n’est plus…
Les enquêtes menées auprès d’aveugles-nés ou
de personnels de musées cherchent à rendre visible, l’invisible.
Trois œuvres en témoignent:
Série Les Aveugles, 1986. Les Poissons
Un texte encadré, 40 x 80 cm, une photographie n/b encadrée,
41 x 31,5 cm,
une photographie couleur encadrée, 56 x 80 cm, une tablette
Collection Centre Pompidou
Les Aveugles (1986). "Quelle est selon vous l’image
de la beauté ?"
La série rapporte discours et représentations de l’idée
de la beauté que se font ces dix-huit aveugles de naissance. A côté
du texte de la réponse de chacun, une illustration en couleurs et leur
portrait noir et blanc, posé sur un rebord, pareil aux ex-voto sur un
autel commémoratif.
La Couleur Aveugle (1991). "Quelle est votre vision de la monochromie ?"
Sophie Calle confirme sa démarche
et confronte les réponses des aveugles interrogés aux textes d’artistes
commentant leurs œuvres monochromes (Klein, Richter, Reinhardt, Manzoni,
Rauschenberg, Malévitch).
Disparition (1991). "Faites le portrait du tableau absent"
Sophie Calle demande aux conservateurs, gardiens et autres permanents du Musée
Isabella Stewart Gardner de Boston de décrire les œuvres dérobées.
La femme qui avait légué ces œuvres n’avait pas imaginé
le vol en précisant dans son testament que rien ne devait changer à
sa mort. Les tableaux disparus, le musée dut laisser les espaces vides:
mise en scène involontaire de l’absence que photographie l’artiste:
"il y avait encore les clous, les petits textes, le tissu déchiré,
mais le tableau n’était plus là."
A travers ces trois œuvres, le vide, révélé, mis en forme par Sophie Calle questionne présentation, représentation, portrait, regard, mémoire, définitions et critères.
PARCOURS
Déplacements géographiques et changements intérieurs ponctuent le temps de Sophie Calle et nous conduisent à travers son œuvre.Mouvements
Promenades, filatures, enquêtes, voyages, l’œuvre
de Sophie Calle nous entraîne dans un mouvement inscrit dans l’espace
et le temps. Une recherche suscitée par le désir où
le point de vue fixe le jeu, l’aventure.
Voyage en Californie (2003). "J’ai reçu une lettre de Californie:
"4 juin 1999. Chère Mme Calle, je suis un Américain de vingt-sept
ans. J’ai vécu une longue idylle qui s’est récemment
dénouée. J’aimerais passer le reliquat de cette période
de deuil, d’affliction, dans votre lit…" Accepter se révèlerait
délicat. Considérant la distance qu’il lui faudrait parcourir,
si l’inconnu me déplaisait, pouvais-je décemment le congédier ?
Et puis il y avait déjà un homme dans mon lit.
Deux mois plus tard, ma literie prit l’avion pour San Francisco. […].
Je souhaitais au destinataire un prompt rétablissement et l’invitais
à m’informer de l’évolution de sa convalescence afin
de récupérer mon bien dès guérison complète.
Il accusa réception le 4 août: "Votre lit est confortable. La senteur
qu’il exhale m’apaise. Je vous tiendrai au courant du déroulement
de ce séjour…" En septembre, j’appris que la souffrance s’estompait.
Le 2 février 2000, mon lit était de retour à la maison."
Propos de Sophie Calle dans Beaux Arts magazine n°
234: Sophie Calle, novembre 2003
L’artiste, dans sa mise en scène, joue sur deux évolutions: celle du lit, transporté de Malakoff à San Francisco, et celle, plus intérieure, de la guérison. Le temps d’installation du lit en Californie correspond à cette convalescence. On retrouve ces deux types de changement dans Douleur exquise (1984-2003).
Douleur
Exquise, 1984-2003. Avant la douleur
Vue d’installation, Toyota Municipal Museum of Art, Toyota
En 1984, le ministère des Affaires étrangères accorde
à Sophie Calle une bourse d’études de trois mois au Japon.
Peu attirée par ce pays, elle décide de s’y rendre le plus
lentement possible en prenant le Transsibérien à travers l’Europe
de l’Est, la Russie, la Chine, la Mongolie, Hong-Kong.
"Douleur J - 92": le 25 octobre 1984, date de son départ, marque
le début d’un compte à rebours de quatre-vingt-douze jours
qui aboutit à la rupture amoureuse, moment le plus douloureux de sa vie.
Elle apprend la séparation le 25 janvier 1985, au téléphone,
dans la chambre 261 de l’Hôtel Impérial à New Delhi
où ils devaient se retrouver à l’aéroport. "J’ai
détesté ce voyage à cause du départ de cet homme.
Je suis rentrée en France pour souffrir chez moi."
De retour le 28 janvier 1985, elle choisit, pour se soulager, de raconter sa
souffrance et interroge, en contrepartie, ses amis ou rencontres de fortune:
"quand avez-vous le plus souffert ?" Les jours passent
et la méthode réussit, épuisée par sa propre histoire
relativisée face à celle des autres, elle guérit trois
mois plus tard: "il y a quatre-vingt-dix-huit jours l’homme que j’aimais
m’a quittée..."
Sans livrer de noms, Sophie Calle offre son intimité, sa correspondance;
pas à pas, le visiteur découvre textes et photographies jusqu’à
la reconstitution de la chambre 261, lieu de la douleur, puis la convalescence,
l’enquête: entre chaque témoignage brodé noir sur blanc
revient la photographie de la chambre d’hôtel accompagnée
d’un récit brodé en blanc sur fond noir qui répète:
"il y a - jours l’homme que j’aime m’a quittée…",
mais, au fil des jours, à mesure que le chagrin s’estompe, le blanc
noircit jusqu’à se confondre avec le fond, le texte finit par disparaître,
évoquant ainsi le retour à la vie, au bonheur.
Douleur exquise
est une invitation à parcourir une écriture illustrée,
à la présentation linéaire. Voyage, échange
de courriers, transport amoureux, enquête: à nous de suivre l’histoire
mouvementée où le cœur rythme le temps.
Vingt ans après
Vingt
ans après, 2001 (détails)
Ensemble composé de 32 photographies
couleur, 17,5 x 25,8 cm ou 25,8 x 17,5 cm (chacune),
partiellement assemblées en groupes,
une photographie n/b, 80 x 60 cm,
8 textes, 30 x 21,5 cm (chacun), 1 texte, 85 x 131 cm
Emmanuel Perrotin cherche à séduire Sophie Calle
pour devenir son galeriste. Comble de la séduction, il engage un détective
privé de l’agence Duluc et organise une filature de l’artiste
vingt ans après celle de 1981, le 16 avril 2001: un "rituel d’anniversaire" ?
Prévenue, Sophie Calle promène le détective à travers
Paris, plus qu’un autoportrait, cette filature apparaît comme un
bilan, l’occasion de rappeler les thèmes de sa grande auto-mythologie.
Voici quelques moments du parcours Vingt ans après (2001).
La journée débute par la visite du caveau familial au cimetière
Montparnasse: "une fois l’an, j’ai pris l’habitude de me
rendre sur notre tombe, afin de me familiariser avec les lieux". Cette
visite rituelle, déjà réalisée lors de la Filature
de 1981, rappelle ses premières photographies en 1978 dans un cimetière
californien et la série des Tombes en 1991.
Après un détour devant l’agence Duluc, elle se rend au Louvre
où, en 1981, dans Filature, elle avait longuement admiré
une œuvre du Titien; en 2000, avec cette même Filature, elle
participe à une exposition temporaire intitulée: "l’Empire
du Temps, mythes et créations". Afin de savourer le chemin parcouru,
sa reconnaissance internationale, elle visite ensuite une salle où elle
expose au Centre Pompidou qui lui consacrera une rétrospective de novembre
2003 à mars 2004.
Une
jeune femme disparaît, 2003 (détails)
Photographies couleur par Sophie Calle, photographies n/b par Bénédicte
Vincens, 64 x 80 cm (chacune)
Alors que l’artiste craint dans cette enquête la répétition
("je marche dans mes traces, je n’arrive pas à me renouveler"),
ses pas croisent ceux de la mère de Bénédicte Vincens.
Des quais vers l’île Saint-Louis, Sophie Calle se dirige vers le
domicile de la jeune fille, disparue après l’incendie de son appartement,
la nuit du 26 février 2000. Là, devant l’avis de recherche,
une dame murmure le nom de Bénédicte, elle se présente:
"je suis sa mère".
"Le Monde" et "Les Inrockuptibles" avaient à
l’époque associé le nom de Sophie Calle à celui de
Bénédicte Vincens, agent d’accueil au Centre Pompidou qui
aurait aimé vivre comme l’artiste qu’elle admirait.
Ce fait divers relance la création de Sophie Calle dans Une femme
disparaît (2000-2003), enquête où est abordé l’ensemble
de ses thématiques: absence, quête, disparition, lit…
Mais l’œuvre évolue pendant l’exposition puisque des avis
de recherche sont dispersés dans le Centre et au-delà, et que
le travail de Sophie Calle se poursuit: "j’ai rencontré au
Centre Pompidou des collègues de Bénédicte V., ils m’ont
appris qu’elle s’intéressait au comportement du public et souhaitait
profiter de sa position de gardienne pour étudier les visiteurs. J’ai
décidé d’accomplir en son nom ce dessein…"
A
travers les œuvres récentes présentées en fin d’exposition,
Vingt ans après (2001) et Une femme disparaît (2000-2003),
Sophie Calle confirme sa démarche en regroupant tous ses thèmes
et retrace ainsi le parcours d’une vie.
L’inscription du lieu dans la quête de Sophie Calle intéresse le professeur d’arts plastiques en lycée qui étudie avec ses élèves la relation de l’œuvre au lieu. Installations, photographies, descriptions, objets… dressent le portrait de lieux dans l’exposition. Proches ou distants, comment les présenter ? les représenter ? Points de vue, changements d’échelle, cadres, socles, croquis, ébauches, schémas, couleur ou noir et blanc, déclinaisons en suites ou séries, reconstitution, ressemblance...
A LIRE
Sur Sophie Calle
- Sophie Calle. M’as-tu vue, catalogue de l’exposition
du Centre Pompidou 2003, Editions du Centre Pompidou
- La Marche, l'art. Sophie Calle parle de Sophie Calle. Conférence
donnée le 15 novembre 1999 à l'Université de Keio (Tokyo).©
2002, publication du Research Center for the Arts and Arts Administration, Keio
University (en français et en japonais)
- Sophie Calle, A suivre…, catalogue de l’exposition
du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1991, Editions Amis
du Musée d’art moderne de la Ville de Paris
Sophie Calle
- Douleur exquise, Actes Sud, 2003
- Des histoires vraies + dix, Actes Sud, 2002
- Les Dormeurs, Actes Sud, 2000
- L'Absence, Actes Sud, 2000:
La Disparition
Fantômes
Souvenirs de Berlin-Est
- Doubles-Jeux, Actes Sud, 1998:
De l’obéissance (Livre I)
Le Rituel d’anniversaire (Livre II)
Les Panoplies (Livre III)
A suivre… (Livre IV)
L’Hôtel (Livre V)
Le Carnet d’adresses (Livre VI)
Gotham Handbook (Livre VII)
- L'Erouv de Jérusalem, Actes Sud, 1996
- Des histoires vraies, Actes Sud, 1994
Liens
Sur le site du Centre Pompidou
L’exposition, les ateliers d’écriture, les visites commentées
Le
dossier de presse
Mémoire de maîtrise de Lettres modernes sur la "photographie"
de Sophie Calle:
http://viperenoire.free.fr
Contacts
Afinde répondre au mieux à vos attentes,
nous souhaiterions connaître vos réactions et suggestions sur ce document
Contacter : centre.ressources@centrepompidou.fr
© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative
et des publics, janvier 2004
Texte: Valentine Cruse, professeur relais de l’Education nationale à
la DAEP
Œuvres de Sophie Calle, © Adagp, Paris 2007
Maquette: Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education
rubrique 'Dossiers pédagogiques'
Coordination: Marie-José Rodriguez
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